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LE BRUIT ET LA FUREUR

On peut penser qu'il y a une similitude entre " le Cri " d'Edvard Munch et la protestation véhémente et angoissée qu'on trouve sur nombre d'œuvres graphiques que nous laisse Denis Nautre. Mais non sans remarquer que chez le premier ce cri n'est qu'une œuvre (dont il y eut certes, plusieurs versions) parmi d'autres, alors que chez le second la clameur est constante et représente un thème permanent autour duquel se développent mille métamorphoses.
En outre si le cri de Munch crève le tympan : au point que celui qui l'émet doit boucher ses propres oreilles et que le paysage alentour en est bouleversé, chez Denis Nautre, le cri est… silence.
C'est peut-être d'ailleurs ce silence terrifiant, comme un cri qui ne parvient pas à sortir, qui fait de ce désespoir une donnée permanente chez lui. N'est-ce pas en vérité ce qu'il dit lui-même, quand il avoue avoir opté pour le dessin à défaut de pouvoir utiliser des mots pour exprimer ce qu'il voulait dire ?
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que la bouche ne joue qu'un rôle secondaire dans ce cri : parfois ouverte, mais souvent fermée, fréquemment aussi les lèvres découvrent les dents et le cri se mue en rictus. Car en fait c'est le regard qui, chez lui, est chargé d'exprimer l'indicible.
Et sans doute le regard est-il en effet la clé de tout ce qui s'exprime devant nous. Car dans ce regard il y a son angoisse, mais aussi toute celle du monde, l'incompréhension, la solitude, l'incommunicabilité, le désespoir.
Un regard, d'ailleurs qui n'est pas simple, car pour le commun des mortels, l'œil est un organe globulaire comportant un iris et une pupille, or, chez Denis Nautre, il est figuré par des cercles concentriques qui représentent non seulement l'œil de celui qui regarde ou cherche à transmettre un appel aux autres, mais aussi les yeux de tous ceux qui l'observent sans comprendre quelle est réellement son attente.

 


Et c'est alors qu'on comprend en effet que l'œil est fait, ici, moins pour voir que pour exprimer. Car que penser de ces yeux sans paupières ni sourcils qui ne donnent aucunement l'impression de regarder mais celle de transmettre un appel désespéré. Et de ces yeux, qu'on imagine ceux des autres, jamais en contact avec le point central, névralgique, de la douleur, et s'en éloignent au contraire, inéluctablement, comme les ondes d'une pierre jetée dans l'eau…
L'abstraction devient telle, que parfois le corps disparaît et qu'il ne subsiste plus que ces cercles qui se déploient à l'infini, comme si l'humanité entière assistait en spectatrice à un naufrage sans rien faire pour porter assistance à celui qui en aurait besoin.
Ainsi nous trouvons-nous devant un cri qui ne réussit pas à devenir un son ; devant un regard qui ne '' voit '' pas mais cherche à montrer l'horreur et à tenter de la faire partager pour la rendre moins douloureuse ; et devant le regard des autres, indifférents ou incapables de comprendre la profondeur du drame qui se joue sous leurs yeux.
C'est tout cela sans doute qui rend presque insupportable la contemplation de ces différentes expressions picturales.
D'autant plus insupportable d'ailleurs qu'elles révèlent des vérités universelles : ces cris que parfois nous ne pouvons émettre, ce mur de l'incompréhension que, si souvent, nous ne pouvons franchir, ces autres que nous-mêmes nous ne voyons ni n'entendons !
Chez Denis Nautre, ces tempêtes sont exacerbées et tournent au tragique. Mais, ce faisant, il éveille en nous des échos qui nous montrent ce que nous sommes véritablement. Ce qui, il faut bien le dire, nous atteint plus en nous obligeant à découvrir en nous des vérités que nous nous efforcions de croire uniquement celles des autres, qu'en perçant enfin le vrai mystère du cri silencieux qui est le sien…